Comics

Inktober 2023 – 9 – Parenté

Parenté

Une brique. Un bunker. Une prison. Une boîte à chaussures. Moches, les chaussures. Une brique Duplo. Un…

La longue liste de métaphores qu’egrenait Estelle fut coupée par le crissement des pneus sur les graviers de l’allée. Le majordome ralentit, garant au milimetre près la rutilante berline devant la grande porte de la brique-du Manoir Granstag.

On aurait pu passer par la cuisine, grogna Estelle en guise d’ultime tentative de rébellion. Un silence accompagné d’un simple sourcil levé lui répondit. André ne faisait jamais de commentaire, même à ses longs monologues teintés de mauvaise foi.
Elle remercia quand même le majordome qui lui ouvrait la porte, la grande et lourde porte qui se refermait déjà sur l’espoir de passer un bel été.

Estelle ne passa qu’un court moment dans sa chambre. Elle ouvrit une valise, sortit son ordinateur, quelques livres. Elle se sentait déjà comme une lionne en cage.

Elle fit sans joie une ronde à travers les pièces trop grandes et trop vides de cette bicoque aussi luxueuse que chiante. Ah oui, c’était beau, des tentures, des tableaux, des machins. Du foutoir. Des conneries.

Elle erra encore un moment dans les couloirs interminables au plafond trop haut, marmonnant encore pour le plaisir de la râlerie quelques métaphores parallélepipèdes.

Enfin elle poussa la porte de la bibliothèque.
Elle effleurait du doigts les superbes volumes reliés de cuir, les albums anciens, archives magnifiques et dérisoires.

Elle se laissa tomber dans un immense fauteuil en cuir vert anglais. Elle avait à fois envie de mettre le feu à la baraque et de pleurer.

Estelle sentit la honte chauffer ses oreilles. Oui bon. Ingrate, ça c’était bien établi. Elle aurait préféré « pétrie de contradictions », mais l’ennui dans une conversation avec soi-même c’est qu’il est plus difficile d’adoucir la vérité avec des euphémismes et des omissions.

C’est ta faute tante Gerda.
C’est nul ici sans toi.
Je m’emmerde.

Ça c’est la quintessence de la mauvaise foi : accuser les absents.

Son abattement se changeant -comme tous les ans- en résignation, elle tira la tenture qui cachait l’immense cadre aux dorures grandioses, outrancieres, enfin classiques.
Dans cet écrin de trois mètres de haut, l’arbre généalogique familial se dressait vers le ciel en faisant danser des branches tentaculaires dans un éventail impressionnant.

Estelle n’arrivait même pas à distinguer son propre nom, qui était bien trop haut pour son regard. Il devait être la haut à côté de la colombe bleue, où alors peut être à côté des cerises ? Enfin ça n’avait que peu d’importance. C’était la fin de l’arbre, ça c’était une quasi certitude à présent. Elle laissait perdre son regard dans les lianes et les fleurs, entre les racines, les bourgeons, les prénoms d’un autre âge, l’arrière grand oncle Abélard et sa cousine Scolastique. Si si c’est un prénom. Vérifiez.

Mais son regard errant essayait à tout prix de ne pas croiser le chemin des traits traçant les yeux doux de tante Gerda. Même l’austérité de la plume et de l’encre ne parvenaient pas à altérer la sérénité, la bonté et la tendresse que degageait son visage. De Tante Gerda n’avait jamais emané que sourire et amour. Malgré ses regrets, les enfants quelle voulait tant et qui n’avaient jamais couru dans ces couloirs, jamais elle n’avait cédé, ni a l’aigreur ni a la jalousie. C’en était désespérant : du fond de sa colère Estelle avait parfois cherché en secret un mauvais souvenir. Un défaut, une tache, un éclat dans la porcelaine.
Rien. Tante Gerda était un ange, au sens figuré comme propre, puisqu’elle dansait à présent sa polka préférée avec ce connard de Saint-Pierre, qui avait décidé de la rappeler bien trop tôt par pure mesquinerie. Même en pensée, Estelle n’osa pas le blasphème, mais c’était à deux doigts.

Bien que la colère et le désespoir furent des projets assez tentants, elle se rendait bien compte qu’elle n’arriverait pas à les faire durer un troisième été. Elle qui s’était tant juré de ne jamais adhérer à la fameuse cinquième phase du deuil, l’acceptation, quelle horreur ! elle devait bien admettre que la rage n’était plus aussi flamboyante qu’au premier jour.
Ça n’était pourtant pas faute d’essayer de l’entretenir.

Malgré tout, toujours plantée devant l’immense tableau, elle se laissait gentiment gagner par la nostalgie, ses pensées s’envolaient. Elle se prenait même à oser les laisser vagabonder jusqu’à la lisière de cet horrible idée : faire des projets.
Elle passa ses mains dans ses boucles brunes, les tirant en arrière.

Estelle soupira.
Tante Gerda, tu es en train de gagner.
Elle se retourna, alla tout droit vers le lourd bureau de la bibliothèque et ouvrit l’annuaire à la page des foyers d’accueil.

Tu voulais des enfants ? On va en trouver.
André va avoir besoin de collègues. Je vois bien une vingtaine de chambres.

On va mettre un peu d’action dans cette brique.



Laisser un commentaire